Juive et anorexique
La clé de ce drame autobiographique destiné à être interprété sur scène par l’auteure, est donnée dès la page de couverture par son titre et par son illustration; un autoportrait crayonné maladroitement représente une femme encerclée par une spirale de barbelés. Le texte repose sur l’introspection et décrit la souffrance générée par l’attitude de la mère suscitant des réactions psychosomatiques chez sa fille. Il a une double vocation, artistique et thérapeutique.
Le livre publié par les éditions de L’Amant vert est divisé en quatre sections : la pièce de théâtre proprement dite; des reproductions de documents autobiographiques et des photos du seule en scène; le courrier du public ému par le texte du spectacle et par son interprétation; une explication plus objective du parcours de l’auteure.
Le style interpelle directement : l’utilisation du moi et du je sont prépondérants pour décrire les relations entre mère et fille, le manque d’écoute et de communication. Une succession de périphrases de plus en plus explicites permet de cerner le problème au plus près. L’enfant est dominé par la forte personnalité de sa mère, une battante, dominatrice, vindicative, versatile dans ses certitudes mal fondées et qui avait le dernier mot, de sorte que l’auteure l’appelle l’autre moi et n’arrive pas à développer sa propre personnalité. Je n’existais qu’au travers de ma mère, […] je ne pouvais me cacher que derrière mes couches d’ombre. Le comportement inexplicable de la mère suscite chez l’enfant des symptômes corporels incontrôlables : des crises d’anorexie suivies de boulimie. D’origine juive, la mère lui interdit de regarder des films de guerre ou relatifs à l’holocauste et minimise les événements du passé. Exposée à des problèmes de santé persistants, l’auteure s’oriente alors vers un travail thérapeutique autour du transgénérationnel pour l’aider à rechercher l’origine de ses maux.
La découverte édifiante de l’histoire familiale va lui permettre de se reconstruire. En assumant son histoire, en levant le voile sur l’origine du comportement de sa mère, elle pourra l’aimer. Et voilà le portrait ! de ma vie enfouie sous les travers des souvenirs de ma mère […] sa douleur était à fleur de peau, perceptible derrière sa sous-jacente personnalité exubérante, voire capricieuse. Elle interpelle sa mère sur ce silence qui selon elle, est à l’origine de son anorexie. Elle entame un processus de catharsis. Elle visionne des films sur l'holocauste et s'approprie symboliquement cette tragédie. Elle découvre la biographie de sa mère.
En 1942, celle-ci, embarque à 12 ans avec ses parents – dont le père est juif hollandais – au Portugal, sur un bateau affrété par la Hollande vers l’Indonésie. Les grands-parents faute de pouvoir embarquer comme Belges, restent en Belgique. Lorsque les japonais occupent l’Indonésie, le père prisonnier meurt sur un bateau torpillé par les britanniques. Orpheline de père, la fillette est éduquée à la survie en territoire hostile par sa mère. À leur retour en Belgique, elles ne trouvent plus de trace des grands-parents.
Un carnet de la Croix-Rouge témoigne de l’indigence des deux femmes qui se retrouvent dans l’après-guerre d’un pays bombardé. Où en est la dignité humaine quand on a tout perdu, que le présent n’est certainement pas meilleur, qu’il laisse des vides suspendus sur le fil conducteur du tracé de la vie. Sans nouvelles des arrière-grands-parents maternels, elles ne connaîtront la vérité que dix ans après. Elles reçoivent une copie de la lettre officielle du s.e.r.1 (ce document est joint au récit d’Alessandra Riggio) confirmant leur déportation au camp de Drancy en 1944. De là, ils furent envoyés à Auschwitz. Dans un style hallucinatoire, Alessandra Riggio visualise leur destin, leur arrivée dans les camps et leur terrible fin.
Elle évoque ensuite le suicide de sa grand-mère, exilée à Nice, quelques mois après des échanges haineux avec sa fille et sa petite-fille, âgée alors de 14 ans ; l’auteure portera longtemps le poids de la culpabilité de cette mort. Elles ne s’entendaient pas, se piquaient... Étaient -elles guéries des démons de la guerre et de la survivance alimentaire forcée ? Je ne le pense pas.
Elle entendait sa mère et sa grand-mère se faire vomir régulièrement après ces échanges verbaux et des crises de boulimie. La fautive, c’est la nourriture. Elle rend ma mère et ma grand-mère malades. Delà, les crises d’anorexie de l’enfant : La nourriture en moi comme source de conflit, de blocage. […] Ma mère avait beau s’acharner, j’allais crever de faim, devenir un squelette vivant comme ses grands-parents.
L’émergence de la cause de son traumatisme lui a enfin ouvert la voie vers la guérison : Je me sens à présent protégée et j’ai le courage d’accuser la réalité face à face et d’accueillir mes ombres. Elle rend hommage aux bonnes personnes qu’elle a rencontrées au cours de son évolution.
Dans la dernière partie du livre, l’auteure revient plus précisément sur son histoire et sa maladie.
À l’âge de 16 ans, elle se met en carence alimentaire à la suite d’une remarque du gynécologue qui la trouve trop grosse et commence à rationner ses portions de nourriture. Elle attribue l’origine de son anorexie au comportement que la mère entretient avec la nourriture qui vit dans une opulence alimentaire. Le fait qu’elle se fasse régulièrement vomir n’échappe pas à l’enfant. Ses parents se disputent souvent. L’enfant passe d’un extrême à l’autre en alternant périodes d’anorexie et de boulimie. Engagée dans une spirale, elle prend des laxatifs après ses crises de boulimie et est hospitalisée pour déshydratation.
À 21 ans, elle se marie avec un homme distant et recommence le processus. Seule la maternité lui donnera un sentiment de satiété. À nouveau malade, elle est hospitalisée plusieurs fois dans des centres pour cause de maladie psychosomatique et troubles alimentaires.
Elle se sépare de son compagnon et rencontre enfin un homme qui la comprend je me sentais ENFIN aimée pour moi et non pour l’image qu’on attendait de moi. Néanmoins ses problèmes de santé persistent. Elle fait une description détaillée des symptômes physiques qui se manifestent de manière obsessionnelle. Après plusieurs traitements pénibles, elle subit une ablation totale du colon.
La souffrance n’ayant pas disparu, elle décide de se tourner vers une thérapie. Assistée par son mari, elle remonte à la rencontre de son passé, elle cherche aussi à casser le cercle vicieux dominant/dominé, créé par la mère. Son psychanalyste, Pierre Ramaut, l’aide à accomplir un rituel psycho-magique: elle casse un marteau et sa chaîne en pâte à modeler et repeint les débris en coraux magiques.
Enfin, encouragée par son mari, elle entreprend d’écrire le récit : Juive et anorexique. Ma créativité me donnait la réponse à tout ce que j’avais parcouru. Mon existence en dents de scie avait toute sa raison d’être.
Annie Rak de La roulotte théâtrale d’Élouges l’aide à présenter son premier spectacle avec la complicité de son mari dans les coulisses. Quelle consécration ! Je me dévoilais devant la terre entière, pour moi, c’était Forest National. J’avais réussi à capter le regard des spectateurs et de me l’approprier pour partager mes émotions.
Ensuite vient la publication du livre.
Il s’agit d’un témoignage majeur des séquelles psychiques de la guerre sur l’individu et l’on ne peut s’empêcher d’évoquer, à ce propos, l’afflux des réfugiés qui pénètrent en Europe, dont beaucoup ont été victimes de semblables exactions.
Riggio, Alessandra,
Juive et anorexique
Éditions de l’Amant Vert
2018 - 70 pages
Voir aussi :
Témoignage d’Alessandra Riggio dans l’émission "LA VIE DU BON CÔTÉ" sur la radio Vivacité
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