Des gens très bien
Résumé du livre
Tandis que mon père s'endort peu à peu contre moi, je lui parle une dernière fois :
Plus tard, tu ne pourras pas vivre avec le secret des Jardin. Il te tuera...
Tu feras un livre, "Le nain jaune", pour le camoufler.
Au même âge que toi,j'en ferai un, "Des gens très bien", pour l'exposer.
Et je vivrai la dernière partie de ta vie... La mienne.
Dors mon petit papa, dors...
Ce livre aurait pu s'appeler 'fini de rire'.
C'est le carnet de bord de ma lente lucidité.'
Alexandre Jardin.
Un article de Marine Landrot pour Telerama n°3183 - 15 janvier 2011
Mon grand-père, Jean Jardin, dit le Nain jaune, fut, du 20 avril 1942 au 30 octobre 1943, le principal collaborateur du plus collabo des hommes d'Etat français : Pierre Laval, chef du gouvernement du maréchal Pétain. Le matin de la rafle du Vél' d'Hiv, le 16 juillet 1942, il était donc son directeur de cabinet ; son double. Ses yeux, son flair, sa bouche, sa main. Pour ne pas dire sa conscience.
Comment ne pas lire dans cette description physique, débitée au hachoir, le dégoût de ses propres origines, l'effroi de l'inéluctable symbiose génétique ? Les yeux, le flair, la bouche, la main d'Alexandre Jardin proviennent organiquement d'un être qui participa au « bal macabre » de la collaboration. Un être dont les initiales jumelles forment le sinistre écho de cette époque, et qui ne fut jamais inquiété. Un être qui eut droit aux honneurs littéraires de la part de ses descendants, tous deux écrivains : d'abord son fils, Pascal Jardin, dans La Guerre à neuf ans (1971) et Le Nain jaune (1978), puis son petit-fils Alexandre, dans Le Roman des Jardin (2005).
Du sang vicié qui coule dans ses veines, l'héritier tente aujourd'hui d'extraire le poison. D'une droiture et d'une lucidité à toute épreuve, il croise les témoignages impromptus les plus romanesques, les documents confidentiels les plus pointus, les souvenirs personnels les plus refoulés, pour accéder au secret qui a rongé toute son existence. Expert en jeux de miroirs, il déploie les révélations dans de courts chapitres disposés en vis-à-vis, décochant des reflets aveuglants qui finissent par dessiller. Dans un style tranchant et tournoyant, il creuse, vrille, fore. Et souffle un grand coup pour éclaircir la percée obtenue. Loin de se ménager, Alexandre Jardin pratique l'égratignement de soi avec un courage et une élégance rares. « A quarante-quatre ans, essoufflé de menteries, je prends donc la plume pour fendre mon costume d'arlequin », confesse-t-il dans l'élan de sincérité qui propulse tout le livre. Ses rires en cascade forcés, ses cabotinages romantiques, ses écrits à l'eau de rose : un à un, les losanges criards de la panoplie de camouflage qu'il porta pendant vingt-cinq ans sont découpés au scalpel et jetés au feu.
Magistral exposé de psycho-généalogie, Des gens très bien crève le moelleux feutré du divan pour sonder le gouffre de l'Histoire et de la mémoire. « Soudain, j'ai peur. Pour la première fois de ma vie, j'accepte de perdre pied » : en lâchant prise, Alexandre Jardin retrouve l'équilibre et prend de la hauteur de vue. Au détour de phrases pudiques et cinglantes, il dénonce une certaine tendance française à l'autopersuasion, à l'illusion d'intégrité. Il démonte le mécanisme de toute prise de conscience pour dépoussiérer une à une les pièces qui la constituent : doute, renoncement, honte, sursaut de confiance, bourgeonnement de l'évidence, renaissance.
Zac, l'inoubliable ami d'adolescence, fut le premier à lui mettre la puce à l'oreille, sans discerner, dans le miroir qu'il lui tendait, le reflet de son destin personnel. C'est tout le pouvoir d'envoûtement de ce livre : par effet de ricochet, il vient toquer à la fenêtre de chacun et invite à relire sa propre histoire. Alors le titre prend une autre tonalité. Des gens très bien, ce sont peut-être des auteurs comme Alexandre Jardin, capables de renaître. D'oser l'espoir.
Pourquoi “Télérama” défend Alexandre Jardin
En sortant son dernier livre, “Des gens très bien”, où il fustige le passé collaborateur de son grand-père, directeur de cabinet de Pierre Laval, Alexandre Jardin s'attendait à susciter la polémique et à se faire taper dessus par la critique. Cela n'a pas manqué... sauf à “Télérama”, qui salue une entreprise littéraire qui sonde avec succès le gouffre de l'Histoire et de la mémoire.
Etrange sensation que de chanter de paisibles louanges a capella, émue par la beauté inattendue d’un livre, et d’entendre soudain les aboiements féroces d’une meute qui surgit des taillis et se jette sur l’objet admiré, pour le mettre en morceaux à coups de crocs toujours plus vigoureux… Si Télérama a défendu le dernier livre d’Alexandre Jardin dès sa parution (lire notre critique de Des gens très bien), l’ensemble de la presse a crié haro sur le baudet, dans un déferlement ahurissant de haine et de suivisme. En affirmant que son grand-père Jean Jardin, bras droit de Laval le jour de la rafle du Vel d’hiv, a forcément eu connaissance en direct du déroulement des opérations, Alexandre Jardin fait scandale.
Egratigner les siens de la sorte ne se ferait pas. Mais pourquoi la critique littéraire accorda-t-elle à Emmanuel Carrère le droit de gratter le vernis de sa mémoire familiale dans "Un roman russe", où il dévoilait le mystérieux destin de son grand-père géorgien, accusé de collaboration avec les Allemands, et dénonçait le silence que sa mère s’évertua à garder sur ce secret ? Sans doute parce qu’Emmanuel Carrère a pris soin de déployer la littérature entre sa famille et lui, tout en s’épargnant pour mieux se protéger, et en jetant ses proches à terre pour mieux les serrer ensuite dans ses bras. Fort de ses livres précédents, vampiriques et solidaires, secs et profonds, il pouvait avancer sans être inquiété dans les zones d’ombres de sa propre histoire.
A cause de son parcours d’auteur à succès sucrés, Alexandre Jardin ne bénéficie pas du même crédit. On lui reproche d’être sorti du rang, d’avoir osé déchirer son étiquette d’éternel adolescent si facile à tenir en mépris. Comme s’il était inimaginable de s’affranchir, de battre sa coulpe, de renaître. Pourtant, Des gens très bien est une œuvre d’écrivain à part entière, qui trouve bel et bien sa légitimité dans la littérature.
Une œuvre qui ne saurait se résumer au règlement de comptes : loin de tirer à bout portant sur son grand-père dans un « famille je vous hais » simpliste, Alexandre Jardin s’y livre à l’autocritique poignante de sa propre vie de mascarade, comme peu de romanciers auréolés de gloire ont eu le courage de le faire.
Une œuvre qui n’a rien de l’enquête historique : tout n’est que stupeur fébrile, hantise apocalyptique dans ce livre à la première personne, sur la honte et le doute d’un petit-fils qui imagine le pire sur son grand-père, et découvre avec angoisse le recoupement de ses élucubrations les plus enfouies avec une réalité qui se dérobe.
Une œuvre qui a le mérite de lever des tabous, que confirment les réactions agressives qu’elle suscite. A commencer par la tentation de l’aveuglement : « Notre conscience des choses, écrit ainsi Alexandre Jardin, ne fonctionne pas comme un interrupteur qui ne connaîtrait que deux positions : on et off. Les hommes ont toujours eu un rapport biseauté et mouvant avec la réalité des faits ; et une manière parfois très déroutante de regarder l’évidence placée sous leurs yeux. Entendre une information suppose d’être en mesure de l’écouter sans parasites ; voire de renoncer à son propre système perceptif, à l’effet sécurisant des vieilles convictions, aux fidélités qu’elles impliquent. »
Une œuvre remarquablement construite, qui frappe par ses arêtes saillantes, ses lignes de fuite, ses cassures. L’enchaînement des chapitres produit un jeu de miroirs vertigineux, où l’ironie du sort chatoie au bord du gouffre de l’inconcevable. Ainsi cette magistrale superposition de la rencontre de l’auteur avec une rescapée d’Auschwitz, et de la visite à la grand-mère nazie d’un ami cher… Et cette saisissante mise en abyme de la destinée des Jardin avec la lignée hachurée d’un certain Zac, personnage captivant, littéraire à souhait, qui ouvre les portes de la conscience…
Mais surtout, Des gens très bien est une œuvre écrite au plus près de la vérité intime d’un être. En se débattant avec sa propre généalogie, Alexandre Jardin pose la question même de son essence littéraire. Son livre sonde avec minutie la substance de l’encre qui coule dans ses veines. Rongé par la culpabilité que son grand-père a inscrite malgré lui dans son ADN, l’auteur est aussi parcouru par un frisson organique que son père écrivain, Pascal Jardin, lui a transmis : l’écriture.
La beauté du roman injustement incriminé vient de ce paradoxe. Pour tirer un trait sur sa famille, Alexandre Jardin utilise l’instrument le plus précieux qu’il ait reçu en héritage : la plume. Il s’inscrit dans une filiation tout en retournant comme un gant l’entreprise littéraire de son père, dont Le Nain jaune dressait un portrait rigolard et virevoltant de Jean Jardin.
Pascal maquilla, Alexandre décape. Pascal hypnotisa, Alexandre décille. Les deux démarches, éblouissantes chacune à sa manière, révèlent une même souffrance. Et une même foi en la littérature, seul salut possible, espace de liberté inviolable.
Marine Landrot
Alexandre Jardin nous lit quelques pages de son livre
Références:
Alexandre JARDIN
Des gens très bien
Editions grasset
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